Annick Le Guérer, le parfum en héritage
par Emmanuelle Picaud, Journaliste scientifique
Cette anthropologue et philosophe travaille depuis plus de trente ans sur l’odorat. Un sens mal-aimé des sciences, qu’elle n’a eu de cesse de réhabiliter.
Il y a des gens qui ont du flair.
C’est le cas d’Annick Le Guérer, qui a été l’une des premières à la fin des années 1980 à s’intéresser à l’histoire et à l’anthropologie des odeurs. « Tu n’aurais pas pu trouver un sujet de thèse plus intéressant ? », lui répondra sans grande conviction son père, médecin. À l’époque, le monde scientifique ne s’enthousiasmait gère pour ce sujet, qu’il jugeait indigne d’intérêt. L’origine de ce désamour remonte à loin. Dès l’Antiquité, les philosophes grecs Aristote et Platon considéraient l’odorat comme un sens moins noble que les autres. René Descartes le décrivit à son tour comme un sens « grossier » et Emmanuel Kant, pourtant à l’origine de la pensée moderne, comme « ingrat ». A. Le Guérer n’a pas tenu compte de ces préjugés. « J’ai voulu montrer que le parfum n’était pas qu’un sujet réservé au domaine de la séduction. J’ai voulu lui redonner du sens, qu’il ne soit pas réduit à un objet de consommation », explique-t-elle. Dans ses publications, elle s’est beaucoup intéressée à l’utilisation des parfums dans le champ de la médecine. L’influence de son père, sans aucun doute. « Pendant des siècles, les médecins se sont appuyés sur les parfums pour guérir. Avec l’arrivée de la chimie, le corps médical s’en est détourné mais ceux-ci reviennent progressivement dans les hôpitaux. Les neurologues s’aperçoivent que faire sentir des odeurs à des patients atteints d’Alzheimer peut les aider à retrouver certains épisodes dans leur mémoire. Quant aux dermatologues, ils redécouvrent les bienfaits des huiles essentielles », analyse l’anthropologue.
Odeurs et voix
Cette histoire des parfums, A. Le Guérer a pu la reconstruire en mobilisant le réseau professionnel qu’elle s’est forgé au fil des années, mais aussi en consultant un nombre incalculable d’archives. C’est ainsi qu’elle a pu reconstituer les recettes de parfums du passé, comme le kyphi, un parfum élaboré il y a seize siècles en Égypte à des fins médicales et religieuses. Récemment, le parfumeur Dominique Ropion a confectionné un échantillon de cette senteur pour les besoins d’une exposition qu’elle prépare à Saint-Antoine-d’Abbaye (Isère), pour le mois de juillet. « Il y a dans le kyphi des odeurs que nous ne sentons plus aujourd’hui, comme du jonc et du roseau odorant, de la fleur de genêt, du térébinthe, mais aussi de la myrrhe, du miel, des raisins secs… C’est un parfum fort, puissant », décrit-elle. Un peu comme ses senteurs préférées. « J’aime les odeurs orientales comme celles du benjoin, de l’encens, du cèdre, de la myrrhe », liste-t-elle. Une odeur l’a marquée plus que les autres : celle de la mousse de chêne. Un ingrédient désormais interdit en parfumerie, mais qui était jadis utilisé pour la confection du parfum « Chypre » de la parfumerie Coty. Son beau-père, responsable des ventes chez Dior, ramenait des échantillons à la maison lorsqu’elle était enfant. « Je n’aimais pas particulièrement l’odeur, mais elle me surprenait, attisait ma curiosité. » Cette soif de senteurs ne l’a plus jamais quittée. Après trente années passées à traquer les parfums, A. Le Guérer poursuit toujours ces recherches mais en articulant nos odeurs avec un autre marqueur de notre identité, notre voix. « L’odeur et la voix révèlent ce qu’il y a de plus intime et de plus sensuel en nous », est-elle persuadée. Un champ de recherche inexploré dont, une fois encore, les chercheurs commencent seulement à s’emparer. LIRE EN LIGNE