Le parfum comme dimension nouvelle de la création par Annick le Guérer
Synthèse des actes du colloque Patrimoine Vivant du Pays de Grasse 17 et 18 octobre 2013
La diffusion d’odeurs et de fragrances fait désormais partie intégrante de spectacles historiques, de ballets, de projection de films et de toutes sortes de prestations qualifiées parfois de « polysensorielles » ou « polyartistiques.
Parfum et Musique
C’est dans le domaine musical que l’appel à la diffusion d’odeurs s’est manifesté le plus précocement. Cela n’a rien de surprenant dans la mesure où l’affirmation du caractère artistique de l’activité du créateur de fragrances est étroitement liée au rapprochement opéré avec le compositeur de musique.
Le compositeur-interprète de musique électronique Francis Schwartz a consacré une thèse d’université à un vibrant plaidoyer en faveur d’un « théâtre polyartistique » et, dès 1968, il a proposé des oeuvres « multisensorielles » faisant intervenir acteurs, bandes magnétiques, vidéos et parfums.
Dans un registre un peu différent, le parfumeur Martin Gras et le musicien Louis Dunoyer de Segonzac ont créé en 1989, à l’espace Cardin de Paris, le concert « Parfum et Musique » où l’interprète s’inspirait de sept ambiances olfactives proposées par le parfumeur, tandis qu’au festival de Lucerne de 2002, l’exécution de la Shéhérazade de Ravel et de celle de Rimsky-Korsakov étaient accompagnées de la diffusion de senteurs orientales de musc, de roses, d’encens et de cannelle. Toutes expériences qui jouent sur les affinités des parfums et de la musique, comme encore les « concerts parfumés » donnés par Laurent Assoulen ou Marie-Anouch Sarkissian.
Parfum et arts plastiques
Si l’intrusion de l’olfactif dans les arts plastiques a été, au départ, plus timide, elle s’est considérablement accrue dans ces dernières années. Une expansion tous azimuts La parfumeuse italienne Laura Tonatto a joué un rôle précurseur en ce domaine en composant, à la demande d’un amateur d’art, une évocation olfactive d’un tableau de sa collection, « L’Aurore », d’Artemisia Gentileschi, représentant une femme lumineuse appuyée à un arbre. Elle a élaboré sa fragrance à partir du chêne et des couleurs ambre et pétale d’iris de ses vêtements. Création récente, son « Caravaggio » est une illustration du célèbre tableau du Caravage « Le joueur de luth», commandée par le Musée de l’Ermitage.
Dans un processus inverse, douze designers se sont prêtés à une expérience de dessins spontanés inspirés par des senteurs abstraites concoctées à partir de molécules de synthèse par les parfumeurs de la société de création de fragrances Firmenich.
Plus surprenante encore, la percée de l’olfactif dans la sculpture avec des approches très variées. C’est, par exemple, la création odorante du parfumeur Antoine Lie à partir d’une sculpture de Camille Claudel ou la collaboration de la sculptrice Claudine Drai avec des parfumeurs pour des senteurs destinées à habiter ses fragiles structures de papiers de soie plissés. C’est encore l’inclusion par Ernesto Neto d’épices puissantes dans le corps même de ses oeuvres, ou l’utilisation par le plasticien Boris Raux de substances odoriférantes telles que le savon de Marseille ou la poudre de lessive agglomérée comme matières premières de ses sculptures.
L’expansion de l’olfactif ne se cantonne évidemment pas aux formes d’expression artistiques les plus classiques. Elle touche tous les domaines de la création.
Danse et parfum
Le ballet « Quintessence », créé lors du cinquantième festival d’Avignon, alliait déjà danse, projection d’images et diffusion de senteurs (1). Le Musée Gugggenheim de New-York a accueilli un opéra dont les personnages étaient incarnés par des parfums (2). Et la Société Française des Parfumeurs a organisé une « conférence-concert » où intervenaient des parfums, une pianiste musicologue et une historienne du parfum (3).
Audiovisuel et parfum
Les domaines de l’audiovisuel et du multimédia sont également très propices à toutes sortes d’innovations : cinéma interactif en odeurs, avec « l’Odorama » créé en 1985 à la Cité des sciences et de l’industrie de La Villette, salles de cinéma projetant des films « odorisés » à Tokyo et Osaka, expériences d’ « odorisation » du web et de jeux vidéo.
Musées et expositions
Parallèlement à la pénétration de l’olfactif dans toutes les formes d’expression artistique, le parfum est devenu, à travers musées et expositions le sujet même de très nombreuses manifestations culturelles.
Les années quatre-vingts, ont vu éclore de nombreux musées consacrés au parfum : Musées Fragonard de Grasse et de Paris (1983), Musée International de la Parfumerie de Grasse (1989).Véritable conservatoire de la parfumerie française, l’Osmothèque de Versailles, née en 1990, recense et rassemble toutes les créations existantes, mais s’attache également à retrouver la traces des grands classiques disparus et à les faire renaître. Par la mise à disposition du public
d’échantillons de ses collections, ce sont de véritables archives odorantes, qu’elle livre à la curiosité et à la passion des amateurs de senteurs.
Cet intérêt n’est pas circonscrit à la France. En témoignent, par exemple, le Duftmuseum de Cologne, élu en 2006 « lieu des idées » dans le cadre du projet fédéral présidentiel « l’Allemagne Pays des idées » ou encore l’ouverture, en 2011, au Musée des arts et designs de New York, d’un département voué à l’art olfactif accueillant ateliers de création, performances et expositions.
Dans la période la plus récente, l’engouement du public pour la découverte et l’approfondissement de la connaissance du parfum a pu se nourrir d’une véritable floraison d’expositions l’abordant sous les angles les plus divers : « Quand le parfum portait remède »,(4) ( Musée de St Antoine l’Abbaye, 2009 ), « Le parfum miroir de la société », ( Château de La Roche-Jagu, 2012), « Parfums bibliques, Senteurs antiques », ( Musée International de la Réforme, Genève, 2012), « N° 5 Culture Chanel », Palais de Tokyo, Paris, 2013), « Le parfum, un code invisible », ( Centre Scientifique Copernic,
Varsovie, 2013) …
Le succès remporté par ces manifestations ne peut que réjouir les compositeurs de parfums.
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- (1)Ballet créé à Avignon en 1996, images, partition et réalisation de Michel Roudnitska, chorégraphie
de Jacques Fabre - (2)Opéra joué en mai 2009, partition olfactive de Christophe Laudamiel, musique de Valgeir
Figurosson , Bjôrk et Nico Mulhy. - (3)Conférence donnée le 23 septembre 2010, avec Dominique Ropion, parfumeur, Marie-Anouch
Sarkissian, interprète et musicologue et Annick Le Guérer . - (4)Le Guérer A., « Osmothèque, Si le parfum m’était conté », Garde Temps, 2009.