Le Monde 22 décembre 2005 : « un sens dans l’histoire » par Alain Corbin.

22 décembre 2005 : « un sens dans l’histoire » par Alain Corbin.

Alain Corbin, est un historien français spécialiste du xixe siècle en France. Professeur à l’université Paris I – Panthéon-Sorbonne, il a travaillé sur l’histoire sociale et l’histoire des représentations.

Décider de traiter d’un objet historique, quel qu’il soit, de l’Egypte antique à nos jours, constitue un pari impossible à tenir dans la mesure où il implique d’apprendre toutes les périodes ainsi traversées. C’est toutefois le parti adopté par Annick Le Guérer ; et l’on peut prédire que son livre ne satisfera pas pleinement les spécialistes de chacun des temps concernés. Mais il n’était pas d’historienne mieux préparée à cette aventure. Depuis un quart de siècle, Annick Le Guérer n’a cessé de faire l’histoire des pratiques olfactives, de décrire les métamorphoses du pouvoir des odeurs, d’étudier ce que les philosophes en ont dit, d’interroger les parfumeurs. Elle s’est toujours montrée attentive au statut de l’odorat au sein de la hiérarchie des cinq sens, à la tolérance manifestée à l’égard de l’intensité de ses messages, aux correspondances qui l’unissent à la vue, à l’ouïe, au toucher. Son livre participe donc à cette fascinante histoire sensorielle en train de se constituer.

CHARNEL ET SPIRITUEL

Les processus qui ordonnent la longue histoire du parfum sont clairement désignés et analysés dans le livre d’Annick Le Guérer. Depuis l’Antiquité, une distension des liens charnels et spirituels noués entre les odeurs suaves et l’individu s’est opérée, par étapes. Dans l’Egypte antique, compte tenu de la consubstantialité du parfum et de la chair, les offrandes, les onctions, les fumigations visaient à enchanter le corps des dieux. Les odeurs participaient, en outre, aux rites de purification, à l’embaumement, à la protection et à la guérison des corps. La visée esthétique n’était donc pas primordiale.

Dans la Rome impériale, le parfum, paré ou victime d’un relent de décadence, suscitait une véritable frénésie, avant que Tertullien et les Pères de l’Eglise ne le proscrivent, sans succès semble-t-il. Cependant, l’essor de l’aromathérapie indiquait un transfert partiel de la parfumerie vers la pharmacie. On sait l’importance accordée à l’évocation des odeurs du Christ, à celle de sainteté, au rite de l’encensement au cours du Moyen Age. A la fin du XIVe siècle, la technique de la distillation inaugure la vogue des eaux de senteurs et le succès pluriséculaire de celle de la reine de Hongrie. Le progrès de l’extraction des essences accentue l’emprise de nouvelles fragrances à la cour des Valois, tandis que la menace des épidémies suscite le recours à la désinfection par l’aromate.

A Versailles triomphent les parfumeurs français. L’attrait des odeurs continue toutefois d’être lié à la lutte contre une fétidité — notamment celle de Louis XIV — que masque mal la profusion des parfums animaux. Au XVIIIe siècle, la parfumerie s’autonomise ; elle prend timidement ses distances à l’égard des apothicaires. A la veille de la Révolution, la mode est à la légèreté. La vogue du naturel, l’attention portée aux sympathies qui unissent les organes des sens ainsi que la délicatesse accrue incitent à s’asperger de douces eaux florales.

Annick Le Guérer saute allégrement de 1810, date de la séparation officielle de la parfumerie et de la pharmacie, à la seconde moitié du XIXe siècle. Dès lors, l’abandon des parfums animaux — musc, ambre, civette — accompagne la nouvelle alliance qui se noue entre la parfumerie et la chimie. Tandis que se déploie « l’inflation publicitaire », le parfum se fait résolument produit culturel, les créateurs se posent en artistes et les choix olfactifs ont désormais pour mission de désigner un style de vie.

Après avoir abandonné ce qui le liait au sacré, puis à la thérapeutique, le parfum se dénaturalise, à la grande joie de Huysmans. Alors qu’il était nimbé de secret, voilé de mystère et qu’il semblait concerner et révéler la profondeur du corps, voici qu’il n’est plus que parfumage de la surface de l’être, simple liqueur d’élégance, abstraction poétique. Aujourd’hui, pour lutter contre cette désincarnation, contre ce déficit de sensualité, des « indépendants du sur-mesure » s’efforcent de compenser la chute de la créativité et de réenchanter le parfum. Les uns, comme Jean Kerléo, créateur en 1990 de l’osmothèque de Versailles, ouvrent à la conservation, tentent une forme de patrimonialisation. D’autres s’efforcent d’affiner les choix olfactifs des clientes en organisant des journées de « stimulation sensorielle polyvalente ». Reste qu’une enquête récente montre qu’en matière de cadeau, 10 % des femmes seulement souhaitent se voir offrir un parfum. Les autres préfèrent un bijou, un dîner dans un grand restaurant ou bien une journée de soins dans un institut prestigieux.