la Croix, 20 avril 2002 : Les chimistes s’entichent des parfums d’Egypte par SERGENT Denis

20 avril 2002 : Les chimistes s’entichent des parfums d’Egypte

par SERGENT Denis

Analyser des produits anciens plus de trois mille ans après leur confection, percer le secret de leur composition grâce à leur bonne conservation dans des pots entreposés au Musée du Louvre : voilà déjà un prodige. Mais chercher à les reconstituer, à recréer aujourd’hui des parfums comme le faisaient les anciens Egyptiens est franchement extraordinaire ! Une entreprise qu’ont déjà présentée Annick Le Guérer, anthopologue à l’université de Bourgogne et le parfumeur Dominique Ropion dans un Livre odorant (1), et que Philippe Walter (chimiste du CNRS travaillant au Centre de recherche et de restauration des musées de France au Louvre) ainsi que Sandrine Videault (un « nez » en parfumerie) s’efforcent aujourd’hui de reconstituer pas à pas, réaction chimique par réaction chimique. Une véritable entreprise de « parfumerie moléculaire »…

Il y a quelques années déjà, Philippe Walter, en collaboration avec L’Oréal, avait mis le doigt sur un exploit des « artisans parfumeurs » égyptiens. Passés maîtres dans la chimie du plomb, ils avaient su réaliser la première synthèse chimique connue : celle de sels de plomb, la laurionite et la phosgénite, obtenue en faisant réagir du minerai naturel de plomb avec de l’eau chlorée. Mélangés à la noire galène (sulfure de plomb) ou à la blanche cérusite (carbonate de plomb), ils constituaient les fards avec lesquels se maquillaient les femmes, les hommes et les enfants.

Sur le Papyrus d’Ebers, quelque 800 recettes sont consignées

Cette découverte, qui a fait l’objet d’une publication dans l’hebdomadaire scientifique britannique Nature en 1999, a été faite grâce à l’analyse des complexes de plomb au microscope électronique à balayage, puis par diffraction aux rayons X aux synchrotrons d’Orsay et de Grenoble. « La formation accidentelle de la laurionite et de la phosgénite étant impossible, vu l’excellent état de leur conservation, leur obtention ne pouvait qu’être le fruit de la maîtrise de techniques complexes de synthèse par les artisans égyptiens », indique Philippe Walter. Une hypothèse confortée par l’exhumation d’un texte détaillé de cette synthèse chimique dans l’oeuvre du naturaliste latin Pline l’Ancien (environ 60 ap. J.-C.).

Mais pourquoi donc se casser la tête à synthétiser ces deux minéraux instables à la chaleur, alors que le mélange de la cérusite naturelle à la galène, elle aussi naturelle, aurait suffi pour fabriquer du fard ? Selon le chimiste, « c’est en étudiant le Papyrus d’Ebers, datant de 1500 avant J.-C. et où sont consignées les recettes de quelque 800 préparations médicinales, que nous avons appris que les Egyptiens attribuaient des propriétés thérapeutiques à ces composés de plomb et les incorporaient à leurs fards pour soigner certaines maladies oculaires ». Des recherches effectuées à la faculté de pharmacie de Châtenay-Malabry ont montré que, sur une peau saine, le plomb était piégé dans la couche cornée et n’entraînait pas de saturnisme grave. En revanche, de difficiles études sont en cours pour évaluer les éventuels effets bactéricides, bactériostatiques ou anti-inflammatoires de ces composés. En outre, « l’utilisation des cosmétiques avait une vocation esthétique et religieuse, les yeux des statues de dieux étant fardés chaque jour ». Et aujourd’hui encore, au Caire comme dans les villages reculés de la Haute-Egypte, les mères soulignent les yeux des enfants d’un trait de khôl.

Le pari est encore plus osé. Philippe Walter et Sandrine Videault souhaitent comprendre les réactions chimiques qui mènent à la création d’un parfum aux vertus apaisantes, somnolentes, et qui, dit-on, embellit les rêves : le kyphi. Cette fragrance se présente sous la forme de petites boules solides d’environ un centimètre de diamètre que l’on posait sur les charbons ardents et respirait en fumigation chez soi, au temple ou dans la tombe. Le kyphi servait aussi à embaumer les momies et, selon l’égyptologue danoise Lise Manniche, serait indispensable pour favoriser la sexualité après la mort.

Poudre de roseau, citronnelle, menthe, genièvre, miel, myrrhe…

Sa fabrication, en cinq étapes, dure au moins deux semaines. Et ses ingrédients constitutifs varient de 10 à 50, selon que l’on se réfère à l’une des cinq recettes connues. « Nous avons opté pour celle du temple d’Edfou (IIe siècle av. J.-C.) à 16 ingrédients, décrite par le moraliste grec Plutarque », explique Sandrine Videault. Il s’agit de poudre de roseau, citronnelle, menthe, genièvre et souchet (plante proche du papyrus), mélangés à du vin de palme, à des raisins épépinés, à de l’encens, à du miel et de la myrrhe. La tonalité générale de ces anciens parfums égyptiens est à une odeur florale et sucrée, rappelant les « parfums gourmands » d’aujourd’hui.

Malheureusement, les recettes ne sont pas assez précises quant aux espèces de plantes, ou quant à la partie de la plante à broyer. Par exemple, le mot citronnelle est un terme générique désignant diverses plantes (armoise, mélisse, verveine) qui contiennent une huile essentielle à odeur citronnée. La myrrhe est une résine aromatique provenant du balsamier, un arbuste des régions chaudes dont il existe une quinzaine d’espèces… Comment faire, sinon en tâtonnant, pour remonter le temps et retrouver les fragrances des kyphi ? Voilà bien un travail de bénédictin, aux confins de la science et de la culture, qui nous fait encore mieux apprécier, trois millénaires plus tard, combien les Egyptiens furent de merveilleux parfumeurs.


(1) Sur les routes de l’encens. Ed. Le Garde-Temps, 2001.

Durant le printemps se tiennent plusieurs animations axées sur la parfumerie et la cosmétologie des anciens Egyptiens. Des conférences-débats ont lieu à Paris, à l’Institut du monde arabe (où les auditeurs pourront sentir un kyphi !), jeudi 18 avril à 18 h 30 et au café de Flore (Paris-6e) le 26 mai à 20 heures. De même à Marseille, à la librairie Les Arcenaulx mercredi 17 avril à 18 h30. D’autre part ont lieu des expositions dans la capitale phocéenne, du 6 avril au 23 juin, au musée d’Archéologie de la Vieille Charité ; ainsi qu’à Paris, au musée du Louvre, sur le site www.louvre.fr.