«Se Parfumer un acte d’Humanité» par Annick Le Guérer, un thème proposé par Jean-Pierre LELEUX, Sénateur des Alpes-Maritimes et Nadia BEDAR, directrice de la Mission Patrimoine Culturel Immatériel et du Dossier de Candidature et développé par Annick Le Guérer.
« L’homme est un parfum délicat qui imprègne la conduite entière ». Hegel
Transmettre, voyager, innover, aimer, autant de thèmes liés à l’acte de se parfumer qui seront développés dans ce colloque. Ils ont pour but de mettre en évidence que se parfumer est un acte civilisateur, un acte d’humanité.
Le parfum est au cœur de la première des relations humaines, celle que nous nouons avec notre mère. Le nourrisson est, en effet, capable de reconnaître le parfum du cou et du sein de sa mère deux jours après sa venue au monde et celle-ci reconnaît celui de son enfant quelques heures seulement après l’accouchement.
Cette importance de la perception olfactive ne fait que s’affirmer par la suite. Nous parfumons de façon caractéristique la couche d’air qui nous entoure et le fait de sentir l’atmosphère de quelqu’un est la perception la plus intime que nous puissions avoir d’autrui. Il pénètre pour ainsi dire en nous sous une forme aérienne. Il y a une phrase du philosophe Jean-Paul Sartre qui traduit particulièrement bien ce contact direct et fusionnel que crée le parfum de l’autre lorsqu’il pénètre en nous : « l’odeur d’un corps, c’est ce corps lui-même que nous aspirons par la bouche et le nez, que nous possédons d’un seul coup, comme sa substance la plus secrète. L’odeur en moi, c’est la fusion du corps de l’autre à mon corps ».
Fragrance délicieuse : La façon de saluer traditionnelle dans certaines ethnies comme les Maoris, les Samoans, qui se frottent le nez pour faire connaissance est révélatrice de l’importance du parfum dans la transmission d’informations.
Les parfums exaltent, subliment ou voilent l’odeur corporelle et les informations qu’elle transmet. Ils ajoutent à l’odeur de l’individu une dimension culturelle et le choix d’un parfum peut en dire long sur la personnalité de celui qui le porte.
La portée relationnelle des senteurs se révèle aussi dans certains rituels arabes traditionnels d’aspersion. Lorsqu’ un nouvel arrivant pénètre dans une maison, sa tête, ses mains, ses vêtements sont aspergés d’eau parfumée. Et ce cérémonial n’est pas seulement une marque de courtoisie mais un symbole intégrateur.
De la même façon qu’une fourmi plongée au milieu d’individus d’une autre espèce est acceptée si elle a été préalablement enduite de leur odeur, les rituels d’aspersion visent à intégrer l’étranger au sein de la communauté en lui transmettant son parfum. La culture arabe désigne d’ailleurs la personne aimée comme « la fragrance délicieuse » et la mal aimée comme « celle dont le parfum est mauvais ».
Signature olfactive : C’est cette logique d’intégration olfactive poussée à son paroxysme qui va conduire Grenouille, le héros parfumeur du célèbre roman de Patrick Suskind, à devenir criminel.Venu au monde dépourvu de toute odeur et par conséquent de toute humanité, il est rejeté par ses contemporains qui « ne peuvent pas le sentir » au sens propre du terme. Pour se faire accepter, Grenouille a l’idée folle de s’humaniser grâce à un parfum irrésistible obtenu par enfleurage de la peau et des cheveux de belles jeunes filles vierges qu’il assassine.
Braja Mookerjee, chercheur et chimiste indien passionné par les parfums, a repris cette démarche à son compte en usant, toutefois, d’une technique beaucoup moins radicale, celle du « headspace ». Cet appareil électronique destiné à capter l’odeur des fleurs rares sans avoir à couper leurs tiges, lui a permis de recueillir celle de l’épiderme de plusieurs jeunes filles. Il a isolé ainsi une senteur qu’il décrit poétiquement comme rappelant celle du lotus avec des notes aldéhydées.
On a même vu récemment une société de communication s’inspirer de cette technique pour créer une signature olfactive transmettant son identité à partir des odeurs de peau et de cheveux de ses 157 actionnaires…
Où es-tu bien aimé ? Si le parfum tient un rôle aussi essentiel dans les relations personnelles et sociales, c’est parce que son mode de perception met directement en cause les zones du cerveau liées à l’affectivité et à la mémoire.
Il possède une étonnante capacité à faire ressurgir le passé, à permettre une transmission vivante du souvenir. La trace laissée par le parfum d’un être aimé a ainsi suscité plus d’une vocation de parfumeur.
Au VII° siècle, le poète chinois Li-Po traduisait déjà, en quelques vers, cette puissance évocatoire :
« Il y a trois ans que tu es parti. Le parfum que tu laissas hante ma solitude. Le parfum est pour toujours répandu en moi mais Où es-tu bien aimé ? »
Connivence amour et parfum : La correspondance de George Sand avec Alfred de Musset offre encore une illustration de cette transmission du souvenir par le parfum.
Au temps de leur liaison passionnée, George Sand compare le poète à un parfum indien : « Et toi, belle fleur, j’ai voulu boire ta rosée. Elle m’a enivrée…Tu étais trop suave et trop subtil, mon cher parfum, pour ne pas t’évaporer chaque fois que mes lèvres t’aspiraient ».
Et lorsque leur idylle s’achève elle lui écrit encore : « Le parfum de l’âme, c’est le souvenir…L’affection d’un absent n’est plus qu’un parfum ; mais qu’il est doux et suave ! Ne crains pas, ô toi qui a laissé sur mon chemin cette trace embaumée, ne crains jamais que je la laisse se perdre. Je la serrerai dans mon cœur silencieux, comme une essence subtile dans un flacon scellé. »
Cette connivence étroite entre l’amour et le parfum a été maintes fois signalée. La psychanalyste Françoise Dolto conseillait même de demander aux personnes envisageant de se marier : « Est-ce que vos odeurs s’accordent ? ».
Le parfum est enfin un agent incomparable d’ouverture sur le monde et d’innovation. Le parfum est enfin un agent incomparable d’ouverture sur le monde et d’innovation. Et ces caractères sont présents dès les origines de la parfumerie car les parfumeurs se sont toujours montrés curieux de fragrances nouvelles et de compositions inédites. Les progrès de leur art ont été étroitement liés aux grandes découvertes et au développement du commerce international.
L’Egypte pharaonique, considérée dans le monde antique comme le berceau de la parfumerie, ne dispose pourtant que d’un éventail limité de matières odorantes. C’est grâce aux importations venues de pays parfois très lointains comme l’Arabie et l’Inde que ses parfumeurs ont pu diversifier leurs créations et acquérir une suprématie incontestée.
Déjà à l’époque des derniers pharaons Lagides une vingtaine de vaisseaux, partant de la Mer Rouge, se risquent chaque année à entreprendre l’aventureux voyage vers l’Inde. Et lorsque l’Égypte tombe aux mains des Romains, ce sont plus de 120 navires qui pour approvisionner l’empire rapportent de la côte des Malabars et du delta de l’Indus le costus, le bdellium et surtout le célèbre nard indien.
Pour les Égyptiens, ce commerce était d’autant plus essentiel qu’en plus de leurs fonctions sacrée, thérapeutique et esthétique, les parfums étaient indispensables pour les rituels d’embaumement qui faisaient du défunt un « Parfumé », un dieu.
Dix-huit siècles plus tard, la compagnie Orientale des Indes reconduira ces voyages.
Plus tard encore, les parfumeurs grassois comme les Chiris, les Roure, parcourront le monde à la recherche de matières aromatiques.
L’homme est un parfait délicat. Cette passion pour les belles matières et les senteurs nouvelles, cet esprit de curiosité et d’ouverture au monde sont des constantes de l’activité des parfumeurs au fil de leur longue histoire.
Nous faisons donc confiance à nos amis cultivateurs de plantes à parfum, transformateurs, chercheurs et parfumeurs pour maintenir et promouvoir les ingrédients, les savoir-faire, les formules qui, se renouvelant sans cesse, se sont transmis à travers les siècles dans ce pays de Grasse dont ils constituent le riche patrimoine culturel.
Par leur action coordonnée et passionnée, ils contribueront à donner corps à la belle formule du philosophe Hegel : « L’homme est un parfum délicat qui imprègne la conduite entière ».