Les ingrédients animaux en parfumerie par Annick Le Guérer

ambregrisÀ LA RECHERCHE DE L’AMBRE PERDU

Exclu des formules depuis plus d’une vingtaine d’années, en raison de son coût  et des  pressions écologiques (ce qui n’a pas lieu d’être car sa collation n’implique nullement la mort du cétacé producteur),  l’ambre fait toujours rêver.

Exclu des formules depuis plus d’une vingtaine d’années, en raison de son coût  et des  pressions écologiques (ce qui n’a pas lieu d’être car sa collation n’implique nullement la mort du cétacé producteur),  l’ambre fait toujours rêver.

Cadeau des mers, âprement recherché dès la période médiévale,015125_list pour ses qualités aromatiques, l’ambre gris a joué un rôle phare dans la parfumerie-cosmétique. Notamment dans les compositions de Jacques Guerlain, le célèbre créateur de cette Maison. « Si vous ne mettez pas d’ambre dans Mitsouko, le parfum s’aplatit complètement » rappelle  son petit-fils.

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Les origines du produit sont restées longtemps mystérieuses. On sait aujourd’hui qu’il provient de la plus grande espèce de  cachalot, le Physeter macrocephalus, un animal qui peut mesurer jusqu’à 25 mètres de long. Lorsque les intestins du mammifère sont blessés par les becs acérés des calmars géants dont il se nourrit, les parois digestives sécrètent une substance pâteuse qui se dépose en couches concentriques sur les blessures, avant d’être expulsée naturellement dans la mer.

Les «  notes ambrées » chimiques, inaptes à restituer la symphonie polymorphe  de l’ambre animal, ne peuvent, évidemment, tout comme ces  autres succédanés artificiels que sont les « muscs blancs »,  combler  la demande croissante de produits  nobles.

Et, comme le musc Tonkin ( aujourd’hui interdit d’importation car il faut tuer le chevrotin porte-musc pour le récolter), la précieuse excrétion du cachalot, ramassée en pleine mer ou sur les plages de l’Océan Pacifique et de l’Océan Indien, continue d’exercer ses pouvoirs fascinatoires…

Qualifié par les parfumeurs  de « Rolls Royce » de la parfumerie, ce produit mythique, brossé par les vagues, confit par le soleil,  parfois pendant une centaine d’années, exhale après séchage, des senteurs d’océan, de bois, de thé, d’encens, de confiserie. Les marques, hélas, l’abandonnent même dans les extraits et le remplacent par des notes de synthèse, sans abandonner l’imaginaire qui lui est attaché.

71Y5k+5csXL._SL1500_C’est ainsi que lorsque Dior lança MIDNIGNT POISON, élaboré par le grand parfumeur François Demachy, il fut fait mention, dans le dossier de presse,  de l’ambrox qui  apportait à la rose de l’animalité et  « de  la force tumultueuse de l’océan, du ressac des mers où l’ambre gris  se forme, flotte et erre, attendant qu’on recueille sa manne précieuse »…4720_300x300

Les soins Guerlain SUCCES FUTURE, EXTRAIT AMBRE PURE opéraient un retour au naturel inattendu avec l’ambre jaune, un minéral organique issu de la fossilisation des végétaux et utilisé en joaillerie. Déjà crédité par les Grecs anciens de vertus magnétiques et énergisantes, il fut intégré pour la première fois à la cosmétique.

Dans ce domaine du rêve où nous entraîne l’ambre, Guerlain en retrouvait  le chemin en substituant cet « or » terrestre à « l’or des mers ».


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À LA RECHERCHE DU MUSC TONKIN 

imgresLe musc Tonkin, anciennement produit phare de la parfumerie et l’un des plus coûteux (plus de 100 000 e le kg),  est une sécrétion odorante  qui provient d’une glande abdominale, située sous la peau,  entre le nombril et les organes sexuels du chevrotain porte-musc mâle. Très primitif, de 10 à 12 kg,  sans bois, reconnaissable à sa paire de longues canines recourbées vers le bas lui servant à gratter la neige et la glace, cet animal est originaire d’Asie. Il vit, au-dessus de 1600 m,  sur les montagnes et les hauts plateaux boisés de l’Himalaya, du Tibet, de l’Afghanistan, du Viêt-Nam, du Népal, du sud de l’Inde, de la Mandchourie, de la Mongolie et de la  Sibérie. En juillet, ce ruminant produit une sécrétion liquide qui, en décembre, pendant la période du rut, se transforme en grains ayant la texture du café moulu. C’est là le musc véritable. Sa qualité augmente avec l’altitude à laquelle se trouve l’animal. Une poche de 20 à 30 grammes en contient de 10 à 20 grammes. Ces poids doublent à l’âge adulte. En moyenne, quarante poches, au moins,  sont nécessaires à l’obtention d’un kilo de musc. L’odeur fécale et de sang est suffocante mais après vieillissement du produit, elle s’affine, et prend une note  animale, légèrement aminée, très persistante.

Particulièrement  apprécié pour conférer force et sensualité aux parfums, le musc est aussi, depuis des siècles, présent dans la pharmacopée. En Asie, c’est un aphrodisiaque et un vasodilatateur qui a été employé comme abortif (la femme qui voulait avorter ingérait du musc qui faisait saigner la paroi de l’utérus et chassait le foetus). Au Japon, principal utilisateur, il est toujours considéré comme un puissant virilisant.

Connu en Europe dès le IV e siècle, très apprécié des Arabes qui en feront un symbole des senteurs paradisiaques au point de l’intégrer parfois comme à Kara Arned ou  à  Tabriz, en Iran, au mortier des mosquées, il a été très tôt l’ objet d’un fructueux trafic international.

Son commerce atteint son apogée au début du XXe siècle. La Chine et le sous-continent indien exportent alors près de 1400 kg de musc chaque année malgré une consommation locale importante. Les réunions internationales sur la protection des espèces menacées ont mis en lumière que « ce niveau d’échange élevé a probablement eu des effets extrêmement négatifs  sur les populations de chevrotains porte-musc, qui n’ont plus jamais atteint leurs niveaux d’avant 1900 ». À cette époque, Houbigant, Lubin, Gellé frères, proposent de nombreux articles dont des savons renfermant des grains de musc, préparés plusieurs mois à l’avance, pour que la pâte puisse exhaler l’odeur animale, douce, légèrement aminée et  très persistante. 

Au cours du XXe siècle, la demande de musc n’a cessé d’augmenter. Dans les années 60, de 200 000 à 300 000 animaux étaient tués tous les ans et entre 1950 et 1970, près de 1500 kilos de musc étaient prélevés chaque année sur les chevrotains de trois provinces du sud-ouest de la Chine. Au début des années 80, le prélèvement de musc dans ce pays  était estimé à 2000-2500 kilos  et a eu des effets dévastateurs sur les populations des chevrotains porte-musc. Dans la seule province du Sichuan, 100 000 d’entre eux ont été abattus en 1980.

La Convention de Washington, s’efforce de  protéger le chevrotain porte-musc. Le 3 mars 1973, son texte a été adopté lors d’une réunion de représentants de 80 pays tenue à Washington. Le 1er juillet 1975, il entrait en vigueur. Mais le braconnage sévit et la déforestation constitue une menace supplémentaire aggravée par le demi-échec des tentatives d’élevage en captivité. On a tenté d’aspirer le musc au moyen de seringues.

Mais le chevrotain captif  dans une ferme n’en secrétant pratiquement pas, cette méthode s’est avérée vaine. Des essais pour le piéger dans son habitat naturel pendant la période du rut et l’endormir avant de vider la poche et de le relâcher n’ont pas été plus probants. Même si leur application pose des problèmes, les États où vivent les chevrotains porte-musc se sont dotés, dans leur  majorité,  de lois interdisant ou réglementant son prélèvement.

Avant 1969, il était encore possible d’acheter sur la place de Paris du musc non frelaté.

Heure bleue Guerlainvol de nuit guerlainPour pouvoir en mettre dans L’Heure Bleue  et Vol de Nuit , Jean-Paul Guerlain se rendait alors avec son oncle Marcel dans l’entrepôt de leur fournisseur et analysait la précieuse marchandise. « Nous procédions à un prélèvement à l’aide d’une petite curette en fer de deux millimètres de diamètre… Parfois, nous trouvions à l’intérieur de la grenaille de plomb, de la fibre de bois, voire du papier journal. Tout ceci remplaçait le grain que les chasseurs avait sorti par un petit orifice naturel situé sous les poches. Le plomb rétablissait le poids exact, et le journal, ou le bois redonnait du volume ».      

Le musc est  remplacé  par des produits de synthèse infiniment moins onéreux qui évoquent son arôme. Au fil du temps, muscs nitrés, macrocycliques, polycycliques, etc… ont fait leur apparition. Découverts dans les années 50, les polycycliques, non-biodégradables dans l’eau, laissent des traces olfactives sur le linge et entrent massivement dans les poudres à laver, les adoucissants textiles, la savonnerie.  Ils représentent, paradoxalement,  l’odeur de la propreté.

Musc JovanCK Two de Calvin KleinÀ la fin des années 60, les hippies californiens, à la recherche d’une essence aphrodisiaque, raffolent d’un liquide huileux, à l’odeur sucrée, vendu sous le nom d’ « essence de  musc » dans des petites bouteilles d’un prix modique. La popularité attachée à ce produit très ordinaire mais tenace et paré des pouvoirs séculaires et mythiques du musc Tonkin, donne l’idée à la société Jovan de lancer aux Etats-Unis, dans les années 70, Musk for Men et Musk for Women, deux parfums provocants censés éveiller les « désirs animaux fondamentaux ». Lancé, en 1997, CK Two de Calvin Klein qui contient 35% de muscs de synthèse a une odeur de « clean » et rencontre aussi un grand succès.

On trouve encore du musc, obtenu illégalement, par braconnage,  dans les pays du Moyen-Orient, en Chine et en Russie. Les maisons de parfum, comme Guerlain,  qui en mettaient dans des compositions anciennes ont dû dans un premier temps puiser dans leurs stocks puis  diminuer petit à petit les quantités pour que la différence ne soit pas trop brutale et enfin avoir recours aux muscs de synthèse.